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En me baladant sur divers sites internet de la presse allemande, je tombe sur un article du journal de renom « Die Zeit » du 4 octobre, avec le titre « De l’État social vers le système de contrôle ». L’introduction est la suivante: Des médecins sont amenés à signaler des malades qui « portent la responsabilité de leur maladie« . Voilà encore une idée dont pourront s’inspirer les Hortefeux, Sarkozy & Co.

L’auteur de l’article, Juli Zeh, fait un effort surhumain de contenir sa colère tout en commentant, interprétant et analysant le contenu d’un projet de loi du Ministère de la Santé en Allemagne, qui veut obliger les médecins à renoncer au secret professionnel auquel ils sont soumis, pour signaler (dénoncer) certains patients à leur caisse de maladie. Il s’agit de patients qui se seraient rendu coupable d’avoir occasionné leur maladie ou leur blessure. Comme exemples sont cités des tatouages, piercings, des opérations de chirurgie esthétique. La justification de cette idée absurde se présente comme un cas d’école d’une logique politique du faux en faisant une entorse aux prémisses. Une opération du nez serait un acte chirurgical, qui médicalement ne serait pas nécessaire mais relèverait du libre choix du patient. En conséquence, le patient devrait assumer les éventuelles complications.

La ministre Ulla Schmidt affirme qu’il ne s’agirait en aucun cas d’une violation de la sphère privée, encore moins d’une rupture du secret professionnel (ben voyons), mais simplement d’un instrument de maîtrise des dépenses de la sécurité sociale.

Qu’est-ce qu’il y a de plus intime que le corps de l’individu, et c’est ce corps intime qui deviendra « une chose » de l’État. Ce n’est plus la caisse d’assurance-maladie qui doit assistance aux citoyens, ce sont les citoyens qui doivent la santé à leur caisse d’assurance-maladie – le nouveau devoir fictif du citoyen d’un État tout puissant qui avec cette idée rappelle fatalement le roman « le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley. La maladie équivaut potentiellement la « faute », pour séparer les « bons » des « mauvais » citoyens. Comme par hasard, on constate la simultanéité avec les franchises médicales en France, seulement en degré d’immoralité, comme souvent, l’Allemagne a quelques longueurs d’avances sur la France. (Hartz 4, les jobs à 1 euro en dehors de tout cadre légal du droit du travail, pour n’en citer que deux exemples)

D’autres exemples de « mauvais malades » suivent: Des patients qui auraient nui à leur santé en commettant des actes illégaux devraient également être signalés. Donc qui tombe d’un arbre en volant une pomme et se blesse ne pourra plus compter sur le secret professionnel de son médecin.

Ce projet de loi soulève de nouveaux problèmes : le fumeur qui tombe malade d’un cancer, le malade alcoolique, l’amateur de chocolat avec un surpoids, des pratiquants d’actes sexuels non protégés, le sportif skieur, tout amateur sportif, un conducteur de voiture responsable d’un accident – tous coupables, tous « dénoncables » n’ayant plus le droit au secret médical?

Cela deviendrait un État qui contrôlerait ses citoyens jusqu’au dernier recoin de leur intimité. Pourtant l’idée de base de la démocratie est la liberté de l’individu dans son champ intime, où il prend les décisions pour sa vie. On ne parlerait pas d’une maîtrise des coûts, mais de la dignité de l’être humain.

Avec le ministre de l’intérieur, Wolfgang Schäuble, ce fanatique de la surveillance au nom de la protection du terrorisme (projet de virus d’ordinateur fabriqué et utilisé par les services d’État pour fouiller le contenu des disques dur des citoyens, grande affaire actuellement très controversée en Allemagne), avec la pauvreté de millions d’enfants, dans ce pays riche déjà trop de gens souffrent. Et maintenant cela, mais cela ne s’arrête donc jamais?

Source: Die Zeit

16 Responses to “De l’État social vers le système de contrôle – Allemagne”

  1. Renaud Tarlet dit :

    Bonjour,

    Je m’appelle Renaud Tarlet et je suis doctorant en sociologie.

    Je dois avouer que je suis très choqué par les décisions que le gouvernement allemand s’apprête à prendre et qui sont décrites ici. Choqué mais malheureusement pas surpris. J’aimerais proposer aux lecteurs tout aussi choqués que moi par ce qu’ils ont lu ici une tentative d’analyse, afin de comprendre un peu mieux de quoi il est question. Il vaut toujours mieux connaître son ennemi pour le combattre…

    J’aimerais évoquer ici les travaux de l’anthropologue René Girard. Il a particulièrement publié sur le thème du bouc émissaire. Je ne peux exposer ici toute sa théorie, mais j’aimerais, de manière résumée, exposer certains éléments à mon avis tout à fait éclairants pour ce qui se passe ici.

    Toute société, en période de crise, se replie sur un « mécanisme de défense » stéréotypé, le bouc émissaire. Ce repli n’est pas fatal, mais il est le « mode de défense » le plus facile. Mode de défense contre quoi ?

    Toute société a une tendance à « fonctionner » autour d’une image qu’elle a d’elle-même, image idéalisée et qui ne correspond pas à la réalité. Cette image idéalisée construit les représentations des individus qui la composent. ces représentations sont, en quelque sorte, le « reflet » des structures de cette société. Tout cela semble peut-être abstrait, je vais donc donner un exemple…

    Dans nos sociétés occidentale, par exemple, le travail est devenu une valeur cardinale. Selon la morale sociale la plus répandue, tout le monde doit travailler, et ceux qui ne le font pas sont blâmables.

    Or,nos sociétés ne fournissent plus de postes de travail en nombre suffisant pour tous. Il y a donc une contradiction entre la représentation conformiste de la société et la réalité objective.

    Dès lors, il y a fondamentalement deux façons de régler ce décalage entre les représentations et la réalité. La façon qui semble la plus évidente consiste à constater que les cadres sociaux
    sont inaptes à produire ce qu’ils prétendent réaliser, donc qu’il faut réformer les représentations (les chômeurs ne sont pas des fainéants, c’est la société qui est injuste – selon ses propres normes-, ce qui est prouvé par le fait qu’il y a des millions de personnes touchées par le sous-emploi, ce qui exclut les causes individuelles).

    Mais en fait, c’est l’autre façon de régler la contradiction qui est, pour l’esprit humain, la plus facile. cette autre façon consiste à nier le problème social pour le rejeter sur des individus tenus pour responsables, les boucs émissaires. Cela donne ce discours : (je reprends l’exemple du chômage) « Si les chômeurs n’étaient pas des fainéants, ils trouveraient du boulot ».

    Cette pensée, que je nommerai « conformiste » (car elle présuppose d’office que ses représentations sont conformes à la réalité objective, sans accepter de les critiquer), congédie toute contradiction grâce à trois dispositifs rhétoriques, tous aisément repérables :
    - Un; le sophisme. Une affirmation (A) s’appuie sur une affirmation (B) qui, à son tour, s’appuie sur (A), ce qui clôt le raisonnement et permet de résoudre toutes les contradictions. Exemples:
    Discours de l’ »employabilité » : « On est employable (A), la preuve, on a un emploi (B), et on a cet emploi car on est employable (A) ».
    Proverbe typiquement conformiste, qui est un peu la « matrice » de ce type de discours :
    « Quand on veut (A), on peut (B) ». Ce qui peut bien sûr donner « On est malade (A) parce qu’on l’a bien cherché (B) ».
    - Figure deux, la fausse dialectique. Derrière ces grands mots se cache une structure de discours relativement simple. Un discours est tenu sur le monde, mettons celui-ci : « Si on punit plus sévèrement les délinquants, il y aura moins de violences ». Or, la réalité contredit ce discours (depuis 5 ans qu’on applique en France des politiques répressives, les actes violents augmentent de façon inédite dans l’histoire des statistiques de délinquance). La contradiction sera résolue en l’imputant à un obstacle qui sera franchi si on va encore plus loin dans la logique, ce qui donne ce discours : « Si la politique répressive n’a que des mauvais résultats, c’est parce qu’on a pas encore été assez répressif. Quand on le sera pleinement, elle marchera bien ». Evidemment, cette structure de discours permet, là encore, d’avoir toujours raison (c’est précisément le sens de toute pensée conformiste).
    -Figure trois, l’appel à la « nature » du bouc émissaire. Un individu, ou un groupe d’individus, est déclaré responsable d’un phénomène social, et sa responsabilité est la conséquence d’une « nature » qui lui est propre. Exemple : « Ceux qui n’ont pas de boulot sont des fainéants ». La société est juste, sans ces brebis galeuses, le problème du sous-emploi n’existerait pas. Dans le discours sur la délinquance, cette nature est « attestée » par le fait que le criminel soit un « récidiviste ». Si on analyse jusqu’au bout, s’il récidive, c’est précisément que la punition ne l’a pas dissuadé ou amendé, donc que le discours sécuritaire avoue son échec. Mais justement, la désignation d’un bouc émissaire permet d’éviter la contradiction : si des personnages naturellement mauvais n’existaient pas, la politique sécuritaire serait efficace.

    Tout discours conformiste repose sur ces 3 formes stéréotypées de discours, qui sont facilement repérables.

    Le bouc émissaire permet donc d’expliquer toutes les contradictions
    des représentations conformistes, en désignant des causes, des coupables, à ces contradictions.

    Or, les coupables désignés sont en général porteurs de stigmates, ils ont une particularité physique ou sociale qui en fait des marginaux. Dans le cas décrit ici, il est absolument passionnant (et en rien lié au hasard) que les « malades responsables » désignés en premier lieu soient ceux qui portent un piercing.

    Le « piercing » cristallise l’angoisse des représentations conformiste à mon avis pour deux raisons :
    -un, il est un stigmate physique qui inquiète et désigne à la vindicte (car l’esprit conformiste est en quête de la moindre différence qui permette de désigner des coupables à tous les maux)
    - deux, il concerne la frontière entre le « dedans » et le « dehors » qui est précisément celle qui angoisse le plus les représentations conformistes. Le piercing est fantasmatiquement un corps étranger qui pénètre « à l’intérieur » du corps tout comme tout problème social est une sorte d’ »impureté » qui s’introduit dans le corps social pour le menacer.

    Je terminerai cette tentative d’éclaircissement par une citation de Girard tout à fait adaptée à l’article qui est ici proposé :
    : « La représentation des persécuteurs reste irrationnelle. Elle invertit le rapport entre la situation globale de la société et la transgression individuelle. S’il existe entre les deux niveaux un lien de cause ou de motivation, il ne peut procéder que du collectif à l’individuel. La mentalité persécutrice se meut en sens contraire. Au lieu de voir dans le microcosme individuel un reflet ou une imitation du niveau global, elle cherche dans l’individu l’origine et la cause de tout ce qui la blesse ».

    On retrouvera, bien évidemment, les mêmes structures de base dans tous les discours conformistes (et toutes les mesures) concernant les chômeurs, les délinquants, les malades, les pauvres (je vous conseille d’essayer de le faire, c’est très instructif…)

    Bien à vous, et désolé d’avoir été aussi long (mais de telles démonstrations ne peuvent se faire en trois lignes),

    Renaud Tarlet

  2. Proxima dit :

    Prochaine étape : signaler les malades qui « sont responsable de leur maladie » à cause de leurs religions ou leurs croyances (comme par exemple le régime alimentaire, etc.).

    Étape finale : signaler les malades qui « sont responsable de leur maladie » à cause de leurs gènes. Bah, oui… c’est de la faute à eux ou à leurs parents (Bah, oui… c’est à eux de payer…)

    Question : Jusqu’où tout ça ira ?

  3. Romane dit :

    En écho au premier commentaire, je précise que René Girard a écrit « Le bouc émissaire » sur lequel est basé la réflexion de Renaud Tarlet. c’est un livre passionnant à lire où l’on comprend mieux le phénomène du bouc-émissaire par le processus de la victimisation, soit d’un individu (par ex. un sdf), soit d’un groupe tout entier (les chômeurs). Ce livre est cruellement d’actualité.

  4. Stephan M. dit :

    Bonjour, et merci de vos contributions. Je ne connais pas René Girard, et vous m’avez donné envie de le découvrir. Je pense que beaucoup d’entre nous voient ou sentent ce “mécanisme de défense” d’une société en crise, et il est bien d’avoir les moyens théoriques à disposition pour mieux identifier et combattre ce phénomène (même si la difficulté est grande).
    Dans ce contexte, il me vient la question suivante : peut-on inversement, en constatant et/ou en mesurant ce “mécanisme de défense”, constater ou mesurer les dimensions d’une crise d’une société ?

    Ensuite je réfléchis sur la remarque : “…car l’esprit conformiste est en quête de la moindre différence”. À votre avis, l’esprit conformiste cherche-t-il la moindre différence en toute conscience, ou ne sait-il pas ce qu’il fait ? Je me pose la question en pensant aux responsables politiques qui fonctionnent avec ce principe. Croient-ils eux-mêmes en leur attitude, ou l’adoptent-ils dans un but intéressé, utilitaire ?
    Votre exemple du cercle d’argumentation dans la répression est aussi parlant. Pour sortir de cette apparente “étanchéité” contre toute critique, même évidente, il faudrait accepter de renoncer au principe de la moindre différence, ce qui doit être très difficile pour des raisons que l’on pourrait analyser.
    Pensez-vous que l’acceptation de voir la réalité est anxiogène pour un esprit conformiste ?

  5. Romane dit :

    - « Pensez-vous que l’acceptation de voir la réalité est anxiogène pour un esprit conformiste ? »
    je pense que oui. il n’y a qu’à constater l’attitude de fuite des personnes conformistes pour s’en rendre compte. Et puis le conformisme enferme les esprits dans un mode de pensée. C’est peut-etre aussi pour cela qu’on retourne à tant de culpabilisation d’autrui, des plus faibles et des plus fragiles.
    Quant à R.Girard, je vous encourage vivement à le découvrir si vous ne le connaissez pas. J’ai lu « Le bouc émissaire » quand j’étais à la fac. Une vraie découverte, passionnante, (le livre n’est pas ardu à lire) et enrichissante. Je me souviens qu’à l’époque j’avais poussé un soupir de soulagement me disant que cela ne pourrait nous arriver, vu l’évolution de la société, les compréhensions historiques, les avancées sociales… mais c’était il y a une quinzaine d’années, j’étais à la fac, encore très confiante en mon avenir d’alors…
    - les politiques les plus convaincus savent très bien ce qu’ils font. dans l’ensemble la plupart me semble être de ttes façons et à leurs manières asservis, soumis, pour certains avec leur consentement, au pouvoir économique qui les a supplantés. C’est l’économie qui gouverne aujourd’hui le monde, pas le politique.
    - ce qui m’effare, c’est qu’avec tous les progrès réalisés avec l’éducation, la culture, l’économie pendant un temps, on retombe dans des mécanismes qui induisent la haine de l’autre, le rejet, l’exclusion, bref on retombe dans des fonctionnements primaires, peu évolués finalement, tout au moins humainement parlant, on tombe très bas.
    - ce qui aurait été fort, et d’une certaine manière assez sophistiqué et civilisé, c’est de soumettre l’économie à l’humain, et c’est le contraire qui se produit. Et admis par une partie de la population. C’est çà le pire.

  6. Renaud Tarlet dit :

    Rebonjour à tou(te)s,

    Tout d’abord, vous me voyez tout à fait heureux du débat qui s’instaure ici. Vous me prouvez que des personnes qui ne se connaissent pas peuvent argumenter longuement, avec recul et réflexion, tout en se respectant. Tellement de forums sont des lieux de règlements de compte bornés !

    Par rapport aux commentaires que j’ai pu lire, je rajoute cette citation de Girard :
    « Dès que nous réfléchissons sur « bouc émissaire » ou que nous pensons à cette expression en dehors du contexte persécuteur [...] l’idée nous vient d’une manipulation délibérée. Nous imaginons des stratèges habiles qui n’ignorent rien des mécanismes victimaires et qui sacrifient des victimes innocentes en connaissance de cause, avec des arrière-pensées machiavéliques. Que de telles choses puissent se produire, surtout à notre époque, c’est possible, mais elles ne se produiraient pas, même aujourd’hui, si les manipulateurs éventuels ne disposaient pas, pour organiser leurs mauvais coups, d’une masse éminemment manipulable, autrement dit de gens susceptibles de se laisser enfermer dans la représentation persécutrice, de gens capables de croyance sous le rapport du bouc émissaire »
    Tout cela pour dire que la question de la volonté des politiques d’instrumentaliser ce mécanisme est selon moi tout à fait secondaire. Le fait décisif, politiquement (au sens noble du terme) est que beaucoup d’êtres humains, en toute inconscience (c’est ce que Girard appelle l’ »inconscient persécuteur »), acceptent le discours conformiste.
    Je citerai alors un poète, Lautréamont : « Il vaut mieux enseigner la vertu que punir le vice ». Je pense qu’à peu près aucun être humain n’a envie d’être consciemment un persécuteur et de se conduire comme tel, à part peut-être quelques cas pathologiques. L’être humain est un ensemble complexe de contradictions, de justifications qui construisent une image de lui-même qu’il tente malgré tout de rendre cohérente et positive.
    Tout cela pour dire que le discours persécuteur est pour moi le discours de personnalités (ou de sociétés) en crise, personnalités ou sociétés qui sont en quête de sens, de signification, de cohérence, que le discours conformiste peut offrir à peu de frais.
    Plutôt que de « punir le vice », je pense que le rôle de tout citoyen est d’ »enseigner la vertu », autrement dit de proposer des discours qui donnent sens au monde sans violenter ceux qui, par refuge, s’orientent vers les discours conformistes.
    Je pense que toute une partie des militants humanistes se sont fourvoyés en moralisant les choses et en accusant ceux qui tiennent les discours persécuteurs. On n’accuse pas un paranoïaque d’être malade (ou alors on risque fort peu de le sortir de sa paranoïa).
    Le défi que nous lance le discours persécuteur, à nous humanistes, est de trouver un discours plus « beau », plus porteur de valeurs positives que lui, pas de traiter les personnes paumées qui le tiennent comme des coupables (ce qui serait retomber dans le bouc émissaire, eh oui…)
    Si le discours de Sarkozy et de la « droite décomplexée » marche aussi bien, c’est surtout parce qu’il répond à des questions que les pensées humanistes laissent sans réponse, questions fondamentales.
    Celui qui a une réponse positive à la question « Qui suis-je ? » n’est, à mon avis, pas sensible aux sirènes de la persécution (« Je ne suis pas un cas social, un fainéant, un précaire, un faible… »).
    Je pense que, si bien des personnes de milieu populaire sont séduites par le discours Sarkozien et ne se sentent pas solidaires des précaires ou des RMistes, c’est précisément parce qu’ils se sentent proches d’eux, que cette proximité les angoisse et qu’ils veulent la congédier à travers un discours qui leur dira: »Ces gens-là sont là où ils sont parce qu’ils l’ont cherché, ça ne vous arrivera pas. »
    Ce qu’il faut à mon avis, c’est démontrer que l’espoir existe sans désigner des boucs émissaires. Bien à vous,

    Renaud Tarlet

  7. Renaud Tarlet dit :

    Excusez-moi, mais je voudrais répondre à une dernière question (je vous prie de me pardonner de prendre autant d’espace)…

    La question d’appréhender la profondeur de la crise d’une société par l’analyse des discours me semble absolument primordiale. Car notre société, d’ores et déjà, ne se contente pas des discours ! Regardez comment le mobilier urbain anti-SDF se développe, par exemple, ou comment les dispositifs de contrôle des chômeurs, ou de punition des délinquants, deviennent de plus en plus durs et inhumains ! Parlez avec vos commerçants (bouchers, boulangers, etc.) des SDF, des chômeurs sans prendre de posture moralisante et vous constaterez que ceux qui tiennent ces discours sont prêts à basculer dans la violence. Le triste exemple historique que me rappelle cette étouffante atmosphère, c’est malheureusement la montée du nazisme.
    Regardez aussi les spectacles télévisés, essayez d’y repérer le discours persécuteur, dans les journaux (tous ouvrent par un fait divers sordide perpétré par un individu monstrueux), dans les jeux (le Maillon Faible, par exemple, qui est un jeu d’élimination de celui qui, par sa différence – sa plus grande culture-, menace le groupe, et ce n’est pas le seul exemple).
    Lisez le journal « L’Equipe », vous y trouverez du discours persécuteur à tout bout de champ (je rappelle que ce journal est l’un des deux plus lus en France).
    Je pense donc que l’étendue de la crise actuelle est gravissime, et j’ai bien peur que ma comparaison avec les années noires précédant l’arrivée au pouvoir d’Hitler ne soit pas excessive.
    Je conseille à ceux que ça intéresse de lire un ouvrage de Siegfried Kracauer, sociologue allemand qui, au début des années trente en Allemagne, a étudié « Les employés » (c’est le titre de l’ouvrage), c’est-à-dire les membres d’une classe moyenne laminée par la standardisation de son travail (toute ressemblance avec l’interrogation actuelle sur la violence au travail est tout sauf fortuite). Les ressemblance avec les évolutions actuelles du management sont tout bonnement terrifiantes. Or les « employés » que décrit Kracauer allaient, quelques mois plus tard, massivement voter pour Hitler…

  8. Fin de partie dit :

    Article effrayant et analyse éclairante de Renaud Tarlet.

    Le problème avec les conformistes, c’est que si vous leur proposez une lecture alternative du monde ils declineront toute invitation à en prendre connaissance même si vous la leur proposez simplement comme un défit à leur curiosité sans esprit de prosélitisme.

    Je les soupçonne même de n’avoir aucun esprit curieux.
    Et en outre, le discours ambient et conformiste est bien plus simple à ingurgiter que tout discours alternatif.
    Le conformiste n’a pas le temps de regarder au delà de ses oeillères (travailler et consommer lui prennent presque tout son temps) et il est paresseux intellectuellement (comment sinon expliquer la victoire de N.S, je crois que beaucoup de gens ont compris à leur façon le: « travailler plus pour gagner plus », j’en soupçonne certains d’avoir compris que leur travail serait mieux reconnu et mieux rénuméré ou d’autres d’avoir compris que c’était comme une promesse de l’emploi rêvé parce qu’ils étaient au chômage ou en poste dans un emploi sous-payé parce que sous-employés)

    L’explication de Renaud Tarlet m’a rappelé l’histoire des « armes de destruction massives » que Bush et ses amis ont servi comme argument pour justifier une guerre de conquête.
    Et s’ils ne les ont pas trouvés c’est qu’ils n’ont pas assez cherchés et/ou que les irakiens les ont bien planqués.
    Un argument imparable qui est difficile à démonter.
    Un discours simple, mélangez le avec un zeste d’horreur et de peur, et vous entrainez toute une nation sur les chemins de l’ignominie.

  9. Seb dit :

    Hello,

    Je partage totalement l’analyse de Renaud.

    Puisqu’on en est à faire un peu de sociologie, un peu de psychologie sociale ne fait pas de mal non plus. Il y a par ailleurs, deux phénomènes qui marchent à fond et qui sont complémentaires :

    - la dissonance cognitive, ou plutôt la réduction de la dissonance cognitive. En deux mots, si vos idées ne sont pas en accord avec des comportements que vous ne pouvez changer, la réduction de la dissonance (ie la réduction du malaise provoqué par l’écart entre les actes et les attitudes) opèrera donc les idées, les attitudes. En gros, faites faire un truc à un salariés qu’il ne veut pas faire et vous obtiendrez un salarié qui sera un peu plus d’accord avec ce pourquoi il ne l’était pas avant. C’est une des bases de la manipulation.
    - le syndrome de Stockholm qui selon Wikipedia « désigne la propension des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers à adopter un peu ou tous les points de vue de ceux-ci ». http://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_de_Stockholm. En effet, nul n’est conscient d’être otage de la société dans laquelle il vit et pourtant …

    Tout le problème, pour les dirigeants est de savoir jusqu’où il peuvent aller, quelle limite ne pas franchir, à quel rythme, etc. Mais l’emballement arrive vite et le manque de recul sur les conséquences des actes est patent.

    Sébastien.

  10. ilona dit :

    Avant tout merci Renaud pour cette analyse et ce conseil de lecture.
    J’en profite pour réagir à cette phrase : »La question d’appréhender la profondeur de la crise d’une société par l’analyse des discours me semble absolument primordiale. »
    Et je me permettrai de vous conseiller à mon tour une petite lecture facile: Eric Hazan « LQR, la propagande du quotidien ».
    Ce petit bouquin paru chez Raison d’Agir est très instructif sur notre vocabulaire de tous les jours et « la naissance d’une langue nouvelle » la Lingua Quintae Respublicae (LQR)!
    Or Eric Hazan introduit son propos de la façon suivante:
    « De 1933 à 1945, Victor Klemperer, professeur juif chassé de l’université de Dresde, tient un journal où il décrit la naissance et le développement d’une langue nouvelle, celle de l’Allemagne national-socialiste.(…) « L’effet le plus puissant [de la propagande nazie], note-t-il, ne fut pas produit par des discours isolés, ni par des articles ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu que par la pensée ou la perception. Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptés de façon mécanique et inconsciente(…) [Le IIIe Reich a] changé la valeur des mots et leur fréquence [...], assujetti la langue à son terrible système, gagné avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. »
    Je vous laisse découvrir… le danger est de ne plus oser rien dire après avoir lu le bouquin mais il est quand même bon de faire attention aux mots et à leurs sens.
    Bonne soirée à tou(te)s!

  11. Stephan M. dit :

    Quant à R.Girard, je vous encourage vivement à le découvrir si vous ne le connaissez pas.

    Je m’offre le livre de R.G. « le bouc émissaire » à Noël. Merci!

  12. Romane dit :

    Bonne lecture ! :-)
    En vous souhaitant d’excellentes fêtes de fin d’année.

  13. Stephan M. dit :

    Je ne suis au’au chapitre VII, et je trouve ce livre vraiment intéressant! D’après les remarques de l’auteur, ses thèses sont controversées, et c’est compréhensible, car il bouleverse toute une lecture de mythes, de textes réligieux, de phénomènes socio-politiques; je me suis dit que même la psychanalyse doit en prendre un coup quant aux interprétations psychanalytiques (freudiennes) des mythes.

    Lors de la lecture, je me suis aussi posé la question du rôle du sociologue dans la société en général. Je me demande, si à la base le sociologue fait plutôt un travail empirique sur les individus, les groupes, la société et leur relations et interactions pour faire un constat, ou si sa tâche est aussi d’en tirer les conséquences dans un engagement politique ou social. Est-ce que la réflexion politique d’un sociologue sera une démarche personnelle, indépendante de sa profession?

    Inversement, si le sociologue est en quelque sorte un spécialiste dans la lecture des phénomènes dans une société, je me dis que les politiques devraient même être obligés de s’appuyer sur cette lecture scientifique, comme un médecin qui utilise les résultats de la recherche en médecine, comme l’ingénieur qui profite des trouvailles en physique, chimie etc. Mais en fait il n’en est rien, le politique semble ignorer et se ficher complètement des résultats en sociologie. Le sociologue, en l’occurence René Girard par exemple, fait le constat du phénomène du bouc émissaire, et le politique fabrique des bouc émissaires. Il n’y a pas plus antinomique.

    Je vois que la première publication du bouc émissaire date de 1982. Pouvez-vous me dire si les thèses dégagées par R.Girard sont désormais acceptées davantage qu’en 1982, ou sont-elles toujours rejettées par une majorité de ses collègues?

  14. Romane dit :

    « Je vois que la première publication du bouc émissaire date de 1982. Pouvez-vous me dire si les thèses dégagées par R.Girard sont désormais acceptées davantage qu’en 1982, ou sont-elles toujours rejettées par une majorité de ses collègues? »
    Je ne saurais dire où tout cela en est actuellement mais je constate que R.Girard réapparaît au moment l’on parle de bouc émissaire tous azimuts. Etrange coïncidence, Non ? Non, sans doute pas.
    Je vous mets en lien ci-dessous certaines vidéos avec interviews de Girard.
    http://www.dailymotion.com/videos/relevance/search/rene+girard/1
    Par ailleurs, une excellente émission en France si ça vous intéresse : Ce soir ou jamais sur France 3.

  15. Alain dit :

    Bonjour. Feriez-vous un lien entre les éclatements judiciaires conflictuels de la famille proposés depuis 1884 (loi Naquet), qui progressent de façon quasi exponentielle, les démotivations au travail engendrées dans la monoparentalité maternelle dépendante et la prise en charge étatique qui en découle, l’exemple fâcheux donné aux générations qui se succèdent, de parents démotivés qui ne partent plus travailler le matin, n’ont plus envie de créer des entreprises à taille humaine à ambition familiale (type PMI PME des années 70 à 80), l’attirance de plus en plus grande pour des diversions conviviales sur le lieu de travail qui remplacent les valeurs et chaleurs d’un foyer conjugal, les pertes de protocole de communication intrafamiliale naturelle remplacée par une juridicisation des rapports humains, la culpabilisation constante des êtres humains qui resistent mal à la souffrance judiciarisée des ruptures et tendraient à inverser la parole de Gide qui avait 15 ans en 1884, 28 ans lorsqu’il écrivit Les Nourritures terrestres. N’aurait’il pas dû titrer « famille éclatée, démentelée, je vous hais » ?

  16. Stephan M. dit :

    Bonjour,

    je n’ai pas les connaissances nécessaires pour répondre à votre question, je laisse la place à ceux et celles qui connaissent le sujet.

    P.S. Merci à Romane pour le lien, très intéressant les interventions de Girard!